dimanche 25 juillet 2010

Zarathoustra 2000


À force de travailler sur différents projets d'écriture, lesquels, je l'espère, finiront par voir le jour, il s'avère pour moi difficile d'entretenir ce blogue sur une base régulière. Pour me faire pardonner quoique je ne pense pas être à la source du malheur de personne ! –, j'ai eu l'idée de publier ici même une nouvelle que j'ai écrite il y a près de deux ans, mais que j'ai abandonnée depuis lors. Dans ce cas, pourquoi la publier ici ? Avant même d'écrire ce texte, je savais que celui-ci consisterait en une farce quelque peu absurde qui serait difficilement publiable. Il s'agit en fait d'une satire de la philosophie de Nietzsche, ce fameux penseur qui a acquis au fil du temps une notoriété considérable, chose rare pour un philosophe. Dans Zarathoustra 2000, je souhaitais ainsi caricaturer sans la moindre prétention l'étrange admiration qu'ont eue certains lecteurs de Nietzsche face à son œuvre, le tout en parodiant, non sans maladresses, son ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra. Il va sans dire que j'ai eu beaucoup de plaisir à écrire cette nouvelle, qui n'est surtout pas à prendre au sérieux, bien au contraire ! En espérant qu'il en soit de même pour ceux qui la liront...

Zarathoustra 2000


Le soleil s’apprêtait à se lever lorsque Wergan ouvrit les yeux. Il se redressa sur son lit avant de se préparer pour la longue montée qui l’attendait. Le jour précédent, il était enfin parvenu à Neckor, petit village qui se trouvait au pied d’un mont dont personne n’était jamais revenu. Ce jeune voyageur de trente ans avait jadis entendu parler de cette montagne mystérieuse. En raison de sa grande curiosité et de son amour pour l’inconnu, il passa par Neckor au cours de ses excursions. Il souhaitait fortement connaître la cause de la disparition de tous ces curieux qui avaient osé s’aventurer là d’où ils ne devaient jamais revenir.

Wergan avala son petit déjeuner et se vêtit chaudement, prépara son havresac et quitta le village de Neckor en direction du mont. Il releva la tête afin d’admirer le sommet qu’il souhaitait atteindre et constata la hauteur considérable de la montagne, qui lui parut immense au point de lui donner le vertige.

Après avoir longé un petit sentier mal entretenu, probablement délaissé depuis longtemps, il atteignit enfin le pied du mont. Sur un tronc d’arbre était accroché un étrange écriteau de bois sur lequel il était possible de lire : À partir d’ici, considérez-vous comme un chameau. Wergan, qui ne comprenait guère la signification d’une telle énigme, continua son chemin sans tarder.

Il escalada durant de longues heures, s’arrêtant par moments en vue d’admirer le paysage et les horizons qui s’étendaient au loin. Il lui était parfois possible de distinguer Neckor, le petit village lui paraissant de plus en plus petit à mesure qu’il grimpait vers la cime.



Lorsqu’il fut à mi-chemin, un nouvel écriteau apparut devant lui : Le chameau devient lion. Wergan se frotta le menton d’un air songeur et considéra longuement cette seconde énigme qu’il ne comprenait toujours pas. Tandis qu’il regrettait son ignorance des divers symboles qui abondent dans les livres de toutes sortes, il entendit le cri d’un aigle. La tête relevée vers le ciel, il observa quelques instants l’oiseau de proie, qui tournait en rond tout en battant des ailes, et abandonna l’énigme pour reprendre sa route en direction du sommet.

*

Quelques heures plus tard, Wergan atteignit enfin la cime du grand mont, enivré à l’idée qu’il allait enfin découvrir le mystère derrière ces innombrables disparitions. À sa grande surprise, il ne trouva au sommet qu’un petit temple camouflé derrière les feuillages, une sorte de bâtiment grec qui ressemblait beaucoup au Parthénon, quoiqu’en version miniature.

Alors qu’il considérait sa découverte avec étonnement, une voix provenant de l’intérieur du temple l’interpella et lui dit d’un ton solennel : « Bonjour mon enfant ! ». Un homme à la démarche légèrement féminine et vêtu à la manière d’un prêtre sortit du petit bâtiment. Il avait d’épais sourcils qui ombrageaient ses yeux fous et profonds, mais ce qui frappa particulièrement Wergan, c’était l’énorme moustache tombante qui ornait le visage de l’individu et qui recouvrait sa bouche en entier. Mal à l’aise, Wergan lui adressa la parole d’une voix chevrotante :

– Bonjour. Je ne m’attendais pas du tout à ce que…

– Tais-toi, jeune impertinent ! tonna l’homme en le toisant d’un œil austère. Es-tu un roi ?

– Quoi ?… Bien sûr que non ! Quelle étrange question…

– Alors tu es un mendiant !

– Non ! répondit Wergan, qui s’impatientait.

– Un illusionniste ? Un homme hideux, c’est ça ! Tu es hideux, en effet.

– Monsieur, cessez de me poser des questions aussi stupides. Je ne suis qu’un voyageur qui aime découvrir de nouveaux lieux, sans plus. Au cours de mes excursions, je me suis arrêté à Neckor, et lorsque j’ai vu le mont sur lequel se trouve votre temple, j’ai eu envie de l’escalader jusqu’à son sommet. C’est pourquoi je suis ici présentement.

– Je comprends, je comprends, murmura l’homme qui se parlait à lui-même. Il se tourna en direction du bâtiment, prit une bonne inspiration et cria : « Surhommes ! »

Surhommes ? s’étonna Wergan.

Soudain, des dizaines d’hommes sortirent du temple et défilèrent devant eux, tous portant une affreuse moustache identique à celle de leur maître et qui dissimulait leur bouche. Ils encerclèrent Wergan de telle sorte que celui-ci ne pût prendre la fuite.

– Mes amis, déclara le chef des moustachus, peut-être que ce voyageur est l’un des derniers hommes. Accueillons-le ; offrons-lui notre hospitalité, et qu’il soit notre convive pour le grand festin du jour !

Il se retourna et s’adressa ensuite à Wergan :

– Accepte notre invitation, et nous t’offrirons du miel et du vin à profusion.

Wergan acquiesça d’un air perplexe et les suivit jusqu’au bâtiment, à l’intérieur duquel ils pénétrèrent tous. Il jeta un regard rapide sur le fronton du bâtiment et remarqua ce qu’il y était inscrit : Nietzschéisme. Il fut soudain pris d’une vive angoisse en comprenant qu’il était sous l’emprise d’un groupe de sectaires qui devait être à l’origine des nombreuses disparitions.



À l’intérieur, plusieurs jeunes femmes nues étaient attachées sur des trônes, les bras et les jambes bien écartés. Quelques moustachus allèrent s’agenouiller devant elles et embrassèrent leurs pieds en leur murmurant des paroles telles que « Ma chère Lou… » ou encore « Je t’aime Cosima ! ». Qui étaient donc Lou et Cosima ? Wergan se rendit compte que les hommes attribuaient ces deux mêmes noms à toutes les femmes. Il comprit de surcroît qu’aucune de ces prisonnières ne se nommaient réellement ainsi, les moustachus semblant faire usage de ces noms d’une manière symbolique, probablement liée avec la philosophie de Nietzsche. Les prisonnières jetèrent des regards suppliants en direction du jeune voyageur, et leurs yeux larmoyants lui brisèrent le cœur. Horrifié par ce spectacle, Wergan n’avait qu’une seule idée en tête : déguerpir.

– Je suis désolé, mais je dois absolument partir, dit-il tandis qu’il reculait lentement vers la sortie, se préparant à fuir.

– Quoi ? s’étonna le chef des moustachus, qui venait de se parer le cou d’un énorme boa. Vous refusez notre hospitalité après avoir escaladé un mont aussi élevé et abrupte ? Quel genre de voyageur êtes-vous ? Peut-être n’êtes-vous en réalité que l’ombre d’un voyageur !

Wergan en avait assez de tous ces symboles stupides qu’il ne parvenait pas à saisir. Il avait déjà entendu parler de Nietzsche lors de son parcours scolaire, mais il n’en savait pas plus sur l’œuvre de ce philosophe.

– Tu n’es qu’un âne ! s’écria le chef des moustachus.

– Oui, Zarathoustra, c’est un porteur de fardeaux ! répliquèrent en chœur les sectaires poilus.

– Moi, un âne ? questionna Wergan, exaspéré. Mais je n’en ai rien à foutre ! Vous n’êtes qu’une bande de désaxés…

– Non, mon jeune ami, répondit celui que l’on appelait Zarathoustra. Nous ne sommes pas des fous, mais des créateurs !

Wergan éclata de rire et rétorqua aussitôt :

– Des créateurs ? Vous n’êtes que des idolâtres. Tout cela est absurde… Vous singez à la lettre les « principes » de la philosophie de Nietzsche, et vous vous faites pousser une moustache pareille à la sienne… Quelle créativité ! Nietzsche lui-même vous trouverait ridicules. Que font les femmes qui adhèrent à votre secte ? Je suppose qu’elles se collent une fausse moustache ? Il y a peut-être des femmes qui m’entourent en ce moment même… Peut-être es-tu toi-même, celui que l’on nomme Zarathoustra, une femme ?

– Les femmes ne sont guère admises parmi nous. Celles qui se trouvent dans notre temple sont nos prisonnières, et nous les vénérons pour la seule et unique raison que…

Le chef moustachu chercha les mots et se mit à bafouiller avec embarras ; il devint rouge de colère et ses membres se crispèrent. Il se retourna brusquement vers Wergan et le fustigea :

– Jeune impudent… Tu n’es qu’un insolent ! Il te faut maintenant passer l’épreuve que tous ici ont réussie, puisque tu refuses notre accueil bienveillant. Tous ceux qui démontrent un rejet du nietzschéisme doivent être évalués s’ils veulent continuer à vivre.

– Hourrah ! crièrent les moustachus.

Ils prirent Wergan par les aisselles et le traînèrent à l’extérieur du bâtiment, le portant ensuite jusqu’au bord d’un précipice. Une corde était tendue au-dessus du gouffre, entre deux saillies situées sur le bord de l’abîme. Wergan, qui se trouvait maintenant face au vide, en considéra la profondeur : il aperçut d’innombrables ossements qui formaient un amoncellement élevé et de multiples cadavres à moitié putréfiés. Tout s’éclaircissait soudainement…

– Tu devras faire le funambule. Si tu réussis à traverser de l’autre côté en marchant sur cette corde, nous te considérerons comme un surhomme, et tu deviendras l’un des nôtres. Sinon, la mort s’emparera de toi, et tu subiras le même sort que ces centaines de nihilistes qui ont péri ici-même.

– Ni… Nihilistes ? interrogea Wergan, qui bégayait tant il était tenaillé par la peur.

– Oui, des adorateurs du néant, des gens qui rejètent la vie, la réalité et le monde terrestre.

Wergan resta médusé, sans mot dire, ne pensant qu’à l’épreuve qu’il allait subir dans les instants à venir. Il haletait et ne se décidait guère à avancer sur le fil suspendu au-dessus du vide. C’est en tremblant qu’il posa enfin son pied droit sur la corde tendue, qui ballotta légèrement en produisant un grincement inquiétant. Il se maintint quelques secondes en équilibre à l’aide de son pied gauche, et le déposa rapidement en face de lui. Il bascula presque dans les profondeurs du gouffre, mais garda l’équilibre. Après s’être remis de la terreur qui venait de l’assaillir, il progressa de quelques pas, mais avant même d’avoir atteint le milieu de la corde, il perdit l’équilibre et chuta, attrapant in extremis le câble de ses mains.

Les pieds pendus dans le vide, il se trouvait dans une fâcheuse position. Il s’agrippa du mieux qu’il put à la corde, que les moustachus s’amusaient à balancer en riant pour l’inciter à tomber. Quelques minutes plus tard, épuisé, il lâcha prise et tomba. Par chance, il eut le réflexe d’atterrir sur les pieds, non sans se fouler une jambe, et tomba rapidement sur le côté. Il déboula le tas de cadavres qui était abrupt en raison du nombre élevé de carcasses accumulées. Lorsque sa chute fut terminée, il reprit ses sens et, malgré la douleur qu’il ressentait dans chacun de ses membres, sa terreur se changea en joie, constatant qu’il était toujours en vie. Il releva péniblement la tête, posant un regard vindicatif sur les moustachus en haut de l’abîme, qui blasphémaient et lançaient des injures dédiées à Dionysos.

Peu de temps ensuite, il se sauvait en boitant, dévalant en trombe la montagne en direction de Neckor.

*

Quelques heures plus tard, Wergan gagnait le poste de police du village et racontait aux agents ce qu’il avait découvert au sommet du mont. Il apprit que ces derniers avaient tenté d’intervenir plusieurs fois, mais qu’aucune équipe n’était revenue. Les effectifs se faisaient de plus en plus rares à Neckor ; c’est pourquoi ils avaient préféré laisser tomber leurs recherches. Cependant, l’histoire que leur raconta Wergan les désenchanta tous, et ils décidèrent de rouvrir l’enquête.

Le lendemain, Wergan guida les policiers jusqu’à la cime de la montagne. Lorsqu’ils parvinrent au temple, le moustachu que l’on nommait Zarathoustra sortit de celui-ci et demeura transi en voyant les dizaines de revolvers braqués sur lui. Il devait avoir la bouche béante comme jamais derrière son horrible moustache.

Aussitôt, Wergan le pointa du doigt et déclara aux policiers :

Voici l’homme !


3 commentaires:

Ariane Gélinas a dit…

Tu sais comme j'avais apprécié ce texte à la première lecture, je réitère mon commentaire ! (en attendant de lire ton roman !)

Anonyme a dit…

J'aime ben le culte qui suit une doctrine sans se poser de question pi sans réfléchir. Ça explique pourquoi Harper est toujours là!

David Hébert a dit…

Merci pour vos commentaires !
Cette "farce" s'appuie effectivement sur l'idée de l'idolâtrie, qui me fait sourire chaque fois que j'y songe. Un thème à réutiliser un de ces jours pour quelque chose de plus abouti...
Et je ne peux m'empêcher de frémir à l'idée de voir Harper mis sur un piédestal ! Sa seule présence au fédéral est une source suffisante d'angoisse ;)